De son enfance, Yael garde un souvenir tendre et la certitude d'avoir été aimée, choyée, protégée. Elle se souvient du tic-tac désordonné permanent qui régnait dans la boutique de son père, ou de son air concentré quand il se penchait au-dessus d’une montre à son atelier, le monocle d’horloger juché sur son nez donnant l’illusion que son œil avait triplé de volume. “Le temps, Yael, le temps est une chose délicate et mystérieuse !” Elle se rappelle aussi l’odeur de cire chaude les soirs de Shabbat, du pain cuisant au four, ou de la voix de sa mère. Comment elle arrachait les mauvais rêves de sa tête entre son pouce et son index avant de faire mine de les enfermer dans un sac, puis de lui raconter une histoire qu’elle inventait toujours au pied levé.

Elle n’a jamais revu sa mère, morte de maladie quand elle était encore captive. Quant à son père… Une fois. Avant de fuir définitivement New York. Mais le face à face était trop douloureux. Pour l'un comme pour l'autre.

Elle n’aime pas penser à cela, en vérité, Yael. À ces souvenirs doux-amers qui continuent d’habiter une partie d’elle qu’elle n’observe jamais de trop près. À ce qui aurait pu être si ses parents n’avaient pas eu la drôle idée de s’opposer à la mafia de Little Odessa avec d’autres commerçants. Elles furent trois. Trois gamines entre 9 et 15 ans à être enlevées en guise d'exemple et de garantie. On leur donna de nouveaux noms (Anushka pour Yael). La plus âgée fut directement envoyée au tapin ; les deux plus jeunes gardées au secret dans une des “boutiques” du clan, entourées par des putes et des escortes qui les choyèrent comme des princesses mais qui ne réussirent jamais à leur faire oublier que leur avenir était là, sous leurs yeux, et qu’elles aussi, d’ici quelques années, finiraient par devoir donner leur corp.

Yael crut qu’elle avait eu de la chance quand, à 14 ans, elle attira l’attention du Parrain en personne et qu’il la sortit de là pour la prendre sous son aile. Elle avait enfin une chambre à elle, un rythme de vie sain, etc. Il prit même soin de reprendre en main son éducation avec un précepteur particulier. Sa générosité n’était pas gratuite, elle le savait, compris très vite qu’il comptait la marier à un de ses plus jeunes fils le moment venu. À l’époque, cela ne lui paraissait pas une concession insurmontable. Anton et Vassili n’étaient pas si pires, après tout. Et puis il y avait ce garçon, dans leur bande de copains, qui passait parfois à la maison et qui n’était vraiment pas si pire, lui. Avec sa dégaine tordue et ses sourires en coin. Yuri. Yuri Kovalenko. Yuri qui avait raté l’embrasure d’une porte et était rentré dans un mur la première fois qu’il avait posé les yeux sur elle. Yuri qui escaladait les grilles de la propriété la nuit pour jeter des cailloux à sa fenêtre et à l’oreille duquel elle avait murmuré son vrai nom pour la première fois depuis des années.

Yuri qui tenta de l’arracher à sa prison dorée et de s’enfuir avec elle avant la date fatidique de ses 18 ans.

Yuri qui dut la regarder se faire violer par ses “copains” avant de se faire tellement rouer de coups qu’il faillit y passer et y laissa un tympan.

On ne dit jamais à Yael qu’il avait survécu. Elle ne l’apprit que plusieurs mois plus tard, après avoir été mariée à Vassili. De ces années, elle n’en retire rien si ce n’est un Bachelor de philosophie qu’elle obtint en cachette en suivant les cours par correspondance de l’université de New York, et un fils qu’elle chérit profondément malgré les circonstances de sa naissance (et ses tentatives de fausse couche durant la grossesse). C’est peu après sa naissance que ses retrouvailles avec Yuri eurent lieu. Yael peut encore sentir le torse de son mari contre son dos et ses mains sur ses hanches alors qu’il soufflait à son oreille, amusé : “Qu’est-ce que tu penses du nouveau garde-du-corps ?” C’était cruel, mais c’était ce à quoi ressemblait leur vie. Ils n'avaient pas le droit de s’adresser la parole. Apprirent à communiquer autrement, en développant leur propre système de morse. De légères tapes du bout des doigts qui les raccrochaient l’un à l’autre.

Ce fut l’erreur de Vassili. Raviver une étincelle d’espoir dans son cœur et lui avoir donné une raison de se battre quand son regard plongeait dans les grands yeux de son fils. En 2004, les tensions au sein de la mafia étaient à leur comble, Little Odessa sur le point d’imploser après la mort du Parrain et la gestion catastrophique qui suivit de ses fils. Yael n’hésita alors pas une seconde lorsqu’elle fut approchée par les ennemis de Vassili. Elle les aida à orchestrer sa chute et celle de ses frères en échange de sa liberté et de celle de Yuri. Ils fuirent le plus loin possible de New York dès qu’ils le purent, jusqu’à Portland, Oregon.

Yael se souvient avoir pleuré, la première fois qu’elle a fait l’amour. Après plus d’un an de vie commune avec Yuri, à élever leur fils ensembles, à dormir blottis l’un contre l’autre sans jamais aller plus loin, sentir son corps brûlant s’unir enfin au sien fut une expérience bouleversante. Un tourbillon d’émotions et de tendresse qu’elle ne pensait pas possible. C’est à cette époque qu’elle décida également de s’inscrire en école de droit. Elle obtint son Juris Doctor trois ans plus tard, au printemps 2008, ainsi qu’un poste à Los Angeles, dans un bureau d’avocats spécialisé dans les violences faites aux femmes et la traite des êtres humains.

À partir de là, sa carrière n’alla que crescendo. Au bout de cinq ans, elle obtint une place au bureau du District Attorney et, trois ans plus tard, se fit une petite notoriété en démantelant un réseau de traite des enfants. Les similitudes avec sa propre histoire toucha le cœur des Angelenos, et finit par ramener l’attention de la mafia sur elle. Le réseau a toujours été vaste. Une toile d’araignée à laquelle on n’échappe jamais tout à fait. Depuis Little Odessa, ses anciens “libérateurs” lui firent comprendre qu’elle avait tout intérêt à garder l’esprit ouvert lorsqu’elle fut abordée par le Tigrovi Klan. Le début d’une collaboration mi-forcée mi-consentie. En échanges d’informations sur le monde de la pègre, Yael veille sur les intérêts politiques des Slaves, en particulier sur les arrières de Miroslav Rostovic, conseiller municipal du 14th District, un homme pour lequel elle n’éprouve pourtant aucun respect et qu’elle a déjà plusieurs fois ouvertement critiqué dans la presse.

L’équilibre précaire qu’elle avait pu trouver dans sa vie personnelle a souffert du retour de la mafia dans sa vie. Si elle a d’abord tenté de le lui cacher, Yuri n’a pas tardé à comprendre ce qui se passait et désapprouve le jeu dangereux qu’elle joue avec le Tigrovi. La naissance de leur fille en 2018 est une raison de plus de craindre pour sa famille, et Yael prend alors encore un peu plus ses distances avec elleux. Passe la majeure partie de ses nuits dans son appartement de Downtown plutôt qu’entre les murs de la petite maison de Silver Lake où vivent pourtant les trois êtres qu’elle aime le plus au monde. Elle a également recommencé à avoir des relations fugaces, de temps en temps, avec des hommes dont elle sait qu’ils ne seront ni tendres ni polis avec elle. Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive, c’est un vieux mécanisme de défense malsain, Yuri sait, mais cela ne l’a jamais aidé à avoir une meilleure opinion d’elle-même…

Sa nomination au poste d’assistante du procureur semble n’avoir fait que lui enfoncer un peu plus la tête sous l’eau. Nager contre le courant ou se noyer : Yael n’a pas l’impression d’avoir d’autres options. N’aperçoit pas de bouée de sauvetage dans le creux des vagues soulevées par la tempête.