MURDER SONG
- tw & credits & song:
He holds the gun against my head
I close my eyes and bang I am dead
I know he knows that he's killing me for mercy
Nul n’échappe à l’inévitable, à ce que l’on construit, à ce que l’on forge de soi-même et de ce qui nous entoure. De nos choix, de nos ambitions, découlent les conséquences, les pertes et les regrets. Il en émanera ce qui nous hantera pour le restant de notre vie, si tant est que l’on fasse partie des chanceux -ou des malheureux- pour qui elle continue.
And here I go
Je sens l’impact humide d’une goutte qui roule sur ma joue, jusqu’à mes lèvres sèches et bleutées.
C’est salé. C’est là que je m’en rend compte, des soubresauts du torse contre lequel je suis appuyée, de l’étreinte qui se resserre peu à peu autour de mon corps trop affaibli pour tenir debout. La rugosité du sol qui écorche mes genoux y laisse des marques rougeâtres se mêlant à celles, violacées, de mes ecchymoses. La douleur est si omniprésente, omnipotente, que le moindre mouvement est une peine plus grande que la précédente. Et pourtant, je parviens à lever le visage vers celui qui me surplombe, celui d’un homme à qui on n’avait jamais rien promis de bon, pas même depuis le lycée où notre histoire a commencé.
Lui, Takeshi Bunzō, membre actif et virulent d’un bōsōzoku*, la brute du lycée aux parents si endettés auprès du clan yakuza local qu’ils en étaient arrivés à leur confier leur propre fils pour des actions de petite envergure. Moi, Uchibayashi Ayuri, élève modèle et déléguée de la classe qu’il daignait fréquenter lorsqu’il finissait par s’ennuyer, le calme et la douceur comme qualités que l’on me prêtait, la détermination comme fer de lance dans mon rôle. Des avenirs tout tracés, pour l’un comme pour l’autre. Lui tatoué et continuant ses exactions au nom de cette mafia lui étant tombée dessus et se l’étant approprié sans vergogne. Moi, avocate, médecin, ingénieure, peu importait tant que le prestige y était. Mais les dés du Destin savent se montrer pernicieux, faire se percuter deux mondes que tout oppose, deux êtres aux antipodes.
Par des confrontations, d’abord, de la déléguée que j’étais et la seule décidée à lui tenir tête, à venir au secours de ceux mis à terre, à dire ses quatre vérités à celui qui ne m’apparaissait pas autrement que comme un animal enragé, un monstre seulement guidé par ses instincts de violence et son ego. Mes mots ont été durs à son encontre, je les regrette encore aujourd’hui.
Par des prises de conscience, ensuite, alors que je me rendais progressivement compte qu’au lieu d’un animal enragé, c’en était un que la peur et l’inquiétude rendaient agressif, la peur et l’inquiétude que les yakuzas s’en prennent à sa soeur et son frère cadets. Il s’était fait le plus enragé de leurs chiens de guerre pour préserver, entretenir leur attention, se montrait plus violent et plus cruel que quiconque pour qu’ils misent tout sur le parfait pantin qu’il était devenu.C’est ma main qui se lève à présent, et vient se poser sur la joue chaude et trempée de celui qui a compris que notre histoire s’arrête là.
He holds my body in his arms
He didn't mean to do no harm
And he holds me tight
L’étreinte se fait plus forte encore et, malgré la douleur qu’elle intensifie, je n’ai ni la force ni l’envie qu’elle s’arrête. Ses doigts s’enfoncent sur mes bras, sa main droite amputée de deux, vestiges de
yubitsume* récidivé. Mais le troisième affront sera le dernier, l’influence qu’il a gagnée au cours de toutes ces années dans cette cour de gangsters rendant les fautes et les hésitations moins tolérées.
Il est parvenu à détourner leurs yeux de ceux auxquels il tenait pendant de longues années, gravissant les échelons pour gagner en puissance, en pouvoir, en argent qu’il investit discrètement dans les études de ses cadets, les envoyant étudier au bout du monde, loin des yeux du clan et de l’oyabun*, loin de l’homme violent et impitoyable qu’il devenait.
Toutes ces années, il n’a eu de cesse que de m’encourager à m’éloigner, de me repousser lorsque je finissais par refuser, pour toujours me revenir. Vivre sans lui m’était impensable, le laisser seul avec son fardeau inconcevable. J’étais son secret, sa bouffée d’air frais, celle qu’il finissait toujours par retrouver, non sans s’être assuré que personne ne le suivait.
J’étais sa force comme sa faiblesse, celle qui lui permettait de garder un semblant de raison malgré les crimes commis comme celle qu’il craignait de perdre s’il faisait le moindre faux pas. Je savais comme lui que ce jour arriverait, pourtant, je lui promettais la liberté, un jour, une identité qui lui appartiendrait.
Mais Bunzō savait que ça n’arriverait jamais, brûlait d’une ambition dévorante, celle de devenir toujours plus influent, plus intouchable, celle de ne plus avoir à s’inquiéter de ma sécurité quand elle serait garantie. À deux reprises, l’oyabun lui fit savoir que son zèle avait des limites, accepta par deux fois sa repentance avant que sa patience ne se soit émoussée. Une banale histoire de hiérarchie, des initiatives qui ne seyaient pas à son grade, l’Icare aura fini par se brûler les ailes à force d’avoir voulu devenir le Soleil.Les traits habituellement durs de Bunzō se tordent dans toute la tristesse et la culpabilité qui l’accablent, ses larmes ne cessent de rouler sur ses joues, sur ma main. C’est la première fois que je le vois aussi vulnérable, que je vois le désespoir prendre le pas sur sa détermination. Ce monde ingrat nous a rattrapés, ses affidés s’en sont faits bras armés.
He did it all to spare me from
The awful things in life that comes
And he cries and cries
La main gauche de Bunzō se serre sur la crosse du revolver échoué à côté de nous, la droite me caresse doucement les cheveux, en dégage quelques mèches de mon visage que quelques gouttes de pluie viennent enfin soulager. Malgré les ecchymoses, malgré mes lèvres entaillées, malgré les plaies qui le parsèment et le sang séché que vient diluer la pluie naissante, il me regarde avec cette même dévotion, ces mêmes sentiments qu’il m’a témoignés pendant ces quinze dernières années, et le sourire que je m’efforce de lui adresser n’adoucit en rien sa peine. Sa mâchoire se crispe lorsqu’il enfouit son visage dans ma nuque, sa sénestre semble incapable de soulever l’arme qui sera mon salu.
Ils ont toujours su que j’existais, ont toujours su qui j’étais, ont simplement attendu le moment propice pour m’utiliser comme moyen de pression sur lui. Par des menaces, d’abord, le rendant plus paranoïaque et plus fébrile que jamais, puis par les actes lorsque Bunzō, acculé par ses propres pairs, tenta un coup d’état en interne pour en finir une bonne fois pour toutes. Mais le nombre conséquent d’alliés loyaux ne suffit pas à déjouer la traîtrise d’un seul, qui le jeta en pâture à ceux qui ne rêvaient que de faire disparaître celui qui menaçait leurs positions.
Le ninkyōdō* ne signifiait rien pour ceux qui m’attendaient chez moi. Ils l’ont bafoué comme ils m’ont bafouée, malmenée, violentée. Je n’étais ni femme, ni civile, ni innocente à leurs yeux, juste un moyen définitivement lui faire comprendre que c’était la fois de trop.
Ils torturaient mon corps pour mieux torturer son esprit, jusqu’à ce qu’il ne reste que des miettes de l’un comme de l’autre et qu’ils lui donnent enfin rendez-vous sur un chantier désaffecté où il me trouve seule au sommet d’un immeuble en construction. À côté de moi, le revolver qu’il tient en ce moment, et un tantō* lui étant destiné.Il
doit le faire et, bien qu’il s’en sente incapable, je ne voudrais personne d’autre que
lui pour me libérer de cette douleur et de ce déshonneur subis. J’use de mes dernières forces pour le serrer un peu plus contre moi et lui glisse mes derniers mots à l’oreille que la pluie recouvre, nous isolant encore un peu plus du reste du monde.
Bunzō m’embrasse une dernière fois dans ce qui nous semble une éternité, un infini que l’on souhaiterait voir durer encore et encore, mais la réalité nous rattrape. J’ai froid, mes forces me quittent peu à peu, l’heure de la délivrance se fait ressentir. Ses lèvres s’écartent doucement des miennes, ses yeux demeurent dans les miens quand l’arme quitte le sol en béton pour venir se poser sur ma tempe. Je devine ses lèvres bouger, j’imagine les mots qu’il a pour moi, mais la pluie et la fatigue ont raison de ma vue, de mon ouïe. Je ferme les yeux, je lâche prise, m’en remets à lui et à l’arme dans sa main. Enfin, le coup de feu retentit, couvert par le grondement sonore d’un orage naissant.
The gun is gone
And so am I
And here I go
Il hurlera, pleurera, restera avec ma carcasse inanimée jusqu’à ce que la nuit tombe. Il m’offrira une sépulture discrète, soignée, dans un lieu connu de nous seuls, avant de s’isoler. Il passera de longs jours en tête à tête avec sa dernière chance de sauver son honneur, ce tantō lui laissant le choix d’une mort honorable ou d’une vie de déshonneur. C’est la lame dirigée vers son abdomen, les mains fermement serrées sur la garde de l’arme, qu’il se ravisera et disparaîtra.
Ses errances le mèneront jusqu’à Los Angeles, où il se posera enfin, où il mettra ses connaissances en mécanique au service d’un garage dans un quartier miteux, où il tentera de m’oublier et d’apaiser sa culpabilité dans l’alcool et la violence, dans les étreintes d’un soir ou de plusieurs nuits. Mais rien ne le soulagera vraiment, rien d’autre que cette haine envers le monde entier, envers lui-même, envers cette femme sortie de nulle part et pour qui il nourrit une aversion sans borne. Car c’est tout ce qui l’anime à présent : la rancœur.
- lexique:
*bōsōzoku : gang de motards juvéniles
*yubitsume : pratique d’auto-ablation de doigts en réparation suite à une offense faite à l’oyabun
*oyabun : chef de clan yakuza
*ninkyōdō : code d’honneur yakuza
*tantō : type de poignard japonais