CHRONOLOGIE
01. La génitrice d'Angelo portait la misère comme un manteau, s'enveloppant dans des suaires cousus de solitude, de disette et de faim. Trop mirifique pour ce monde empli de laideur, elle avait, simiesque, cette propension à s'engoncer dans le sillage d'autres jolies femmes avant elle. La majesté de son physique de poupée russe tenait pour ordre de la déité ;
tu es si belle, tu seras mannequin ! avait sifflé le pontife, le mania, l'homme puissant.
Si tu glisses dans ma couche et sous mes reins. Elle était tombée enceinte, et cela la remuait, puisque l'amoureux transi ne l'était plus tant et l'abandonna à son sort de mère-enfant célibataire. L'infante trouva néanmoins les moyens financiers de partir, par quelques manoeuvres peu morales, et parvint à rejoindre les Etats-Unis en compagnie du nourrisson et de sa propre mère. Septuagénaire aux traits lourds et marqués, la vieille femme s'apparentait à un être grimaçant constamment. Mais elle faisait partie des desseins de la jeunette.
avril 1988 donc, la génitrice fantasme des monceaux du rêve américain, pose le pied à Los Angeles. La ville des anges déchus.
02. Elle a percé, dit-elle, c'est indéniable. Certes pas dans le mannequinat, univers fielleux et sournois, mais dans une toute autre branche. Derrière les caméras, elle se cambre et larmoie ses plaintes pour un public adulte. Actrice de films X, mais c'est une passade affirme-t-elle. Ainsi confie-t-elle le gamin à sa mère, puisque le mouflet jalonne son ascension de trop de contraintes.
1990, le môme a deux ans, est confié à sa grand-mère. La vieille secouait souvent ses cordes vocales de rudesse et d'inclémence envers les autres, mais jamais envers Angelo. Elle donnait cette constante impression d'absorber tous les déchets que d'aucuns jetaient sur elle ; le dos courbé, un air perpétuel de soumission, mais une aigreur dans la voix pour sa fille, la
cabra ('fille de joie', pour les bégueules). De l'amour à revendre pour le petit-fils.
03. Angelo irradie de jeunesse à ses cinq ans lorsque c'est la vieille qui s'éteint dans les taudis de L.A. en
août 1993. La génitrice a fardé son teint frais d'un peu d'anthracite et du bleu sous les paupières lorsqu'elle s'est rendue à l'enterrement. A embarqué le môme sous le bras. L'a retourné aux services sociaux trois mois plus tard comme un colis mal fagoté. Les gamins, quel estoc à l'égoïsme !
04. Angelo est proposé à l'adoption ; ça se bouscule à son chevet. L'exotisme de son prénom sentant bon les pins verdoyants et le sucre des fruits mûrs excite l'ardeur des couples américains. On l'adopte, on le choie, on le vêt, puis on le rend. Consumérisme à l'américaine. Entre deux prêts parentaux, la génitrice revient le chercher et le gave de palabres aimantes susurrées en russe. Propagande imbécile puisqu'elle avale les antidépresseurs comme des poignées de cheetos. Angelo se traîne de familles en familles, nouant des relations branlantes avec les potentiels adoptants ne craignant que trop l'ombre de la génitrice. Bientôt l'âge devient un problème ; les services sociaux le relèguent dans les quartiers plus sensibles. Parfois, ça mord à l'hameçon, pour un peu d'aides financières. Angelo se forge une carapace de fer et d'acier ; verve cinglante et argotique, il traîne dans les rues et commence les petits délits. Des portefeuilles volés dans les rames du métro bondé, aux larcins plus importants, le gamin déploie en ses veines l'ardeur de la haine. De petit délinquant des rues, il devient recrue d'un gang pré-pubère sillonnant les taudis. Gang numériquement dérisoire, gang de gamins cruels, gang séditieux.
05. De nouveau, un délit, celui de trop.
2003, le gamin a quinze ans et a eu le malheur de braquer un ponte du pétrole sur le perron de l'hôtel de luxe. La rolex était pourtant alléchante mais c'était sans compter la puissance financière du businessman. Lui, pèse dans le jeu de la justice et les flics l'ont senti.
T'es bon pour la taule, Suarez et d'ailleurs, tes papiers, c'est des vrais ? Bien sûr que non, bande de cons. Mais le gamin scelle les lèvres comme il se rembrunit. Il a droit aux honneurs cette fois-ci ; passage devant le juge, l'air pas trop con celui-ci. A la fois débonnaire et fermé, préconise au pauvre môme d'aller se faire voir chez le psychiatre.
06. Ses rouspétances solitaires ne lui épargnent pas les rendez-vous imposés chez le professionnel. Angelo a quinze ans lorsqu'il passe la porte du psychiatre, un dénommé Elias Arterbury. Les premières séances demeurent laborieuses tant l'adolescent s'approprie parfaitement ces moments qui lui semblent pénibles ; hermétique et glacé, seules quelques insultes glissées en portugais butent sur ses lèvres. Réceptionnées par son vis-à-vis lui rétorquant dans cette même langue de se tenir droit. Interdit par l'entreprise, Angelo semble déboussolé et se livre peu à peu au compatriote
07. Ils ont tissé des liens de confiance, si bien qu'avec le temps ils ressentirent cette conviction qu'ils nourrissaient un affect presque filial. Angelo a seize ans lorsque Elias propose de l'adopter, endossant dès lors et sans ambages le patronyme d'Arterbury. Du moins, sur le papier. L'adolescent a pourtant l'amour des rues crasses trop vorace, le bruit des talons trop hauts fracassant l'asphalte lui manque. Ces trafics de petites substances hallucinogènes également, l'excitation sotte lorsque l'on vole une caisse, la poigne virulente quand on broie le cou de cet autre, l'intrus, l'ennemi. Cette violence dans les entrailles, intarissable et discontinue. L'engeance des sales bitumes est approché par un membre d'un gang : The Six. "
On fait dans l'import-export", qu'il clame d'un rire stupide. Il n'en fallut d'avantage pour Angelo, lequel s'engouffre allègrement dans les rouages viciés, escalade les échelons. Termine presque jusqu'en haut de la chaîne alimentaire quelques années plus tard. Responsable des bas-fonds.
PROMPTUAIRE DES VICES
(extrait de sa fonction au sein de The Six)TW : VIOLENCE PHYSIQUE, PROXENETISMEAngelo s’est vêtu à l'occasion de son plus beau costume ; pour accueillir les nouvelles filles, disait-il, il fallait faire bel effet. Puisque le diable ne s’habille guère de guenilles et qu’il avait pour jeu de vice, insouciant et sournois, de les frapper d’une beauté aérienne avant de les molester de la main. "
Ce qui est frappant", lui avait un jour confié Fiodor, partisan intra-gang - et l’on admirera le vocable ironiquement employé pour l’occasion - "
c’est que plus une personne répond foutrement bien aux canons de beauté de la société, et plus on lui fait confiance. Et bien moi, j’ai jamais fait confiance à Tim Harris." Ce à quoi Angelo s’était tenu de répondre que lui ne se serait guère fié à Boris Eltsine en effet, puisque l’homme portait sur lui une disgrâce bouffie pas bien engageante. «
On y est. » L'homme braque fortement le volant du véhicule, s’engageant sur de sombres sentiers à peine éclairés des lampadaires miteux. Le chemin de gravier les mène à une hideuse et sinistre bâtisse, là où la lumière à l’instar de la vie, se tait, et dans laquelle mugissent pourtant les plaintes sourdes des pauvres âmes arrachées à leurs mères patrie. «
Paraît que y a des très bons produits ce soir. » Fiodor se dégage de l’habitacle, époussette son veston, sensiblement marqué par le mutisme inusité de Angelo. Mais il s’efforce, sans discontinuer, à maintenir le lien par la palabre. « Les autres sont déjà sur place. » Angelo s’emploie à sceller les lèvres ; il porte sur lui le plomb mortifère du soleil brésilien lorsqu’il déploie son corps à l’extérieur du véhicule. Le faciès étonnamment mature et fermé, de ces traits durcis par la volonté d’en découdre ; Fiodor le sent. Ce fiel embourbant ses tripes, infiltrant son système veineux ; Angelo ce soir, tient la haine entre les mains.
***
« Pourquoi elle chiale celle-là. » Dans le ventre de la bâtisse aux murs crasses, attendent six jeunes filles à la nuque courbée. Frêles et grelottantes, la peau molestée d’hématomes jamais trompeurs, elles emplissent leurs poumons d’une peur intarissable. L’enjeu de la survie les fait frémir lorsqu’elles comprennent, à moitié vêtues, que leurs corps seront bientôt souillés des vices de ces soldats du stupre. Angelo s’est arrêté près de l’une d’elles ; blondasse chétive aux côtes saillantes. Il l'a toisée de ce mépris visqueux, de ce regard inhumain fardé de dégoût.
« On a dû flinguer sa frangine. » rétorque un homme, d’un signe de tête désignant un cadavre traîné au coin de la pièce.
« Cette connasse était possédée, faut bien les r’cadrer sinon ça part toujours en couille avec les gonzesses. » De son mutisme, Angelo abonde. Recadre son iris sur la demoiselle aux joues mouillées comme il l’interpelle de son timbre glaçant.
« Tu pèses combien. » Des hoquets dilués de larmes s’attèlent à lui répondre, provoquant l’impatience. La gifle, violente et sourde, s’abat sur la tempe de l’apeurée lorsqu’il réitère :
« Combien. » "Quarante-huit kilos", finit-elle par souffler, sonnée entre deux complaintes, d’une réponse invoquant le soupir glacé de Angelo. Inlassablement et bien malgré lui, l’agresseur siffle son désarroi :
« C’est un sac d’os, faudra la remplumer. » La complicité tarie s’exprime pourtant par les ignominies de ce soir, les regards qui se comprennent. Aussitôt Angelo fait retomber sur elle son intérêt relatif comme il se penche à son oreille d’un timbre employant l’inclémence ;
« Tu sais c’qu’on fait d’un cadavre de quarante-huit kilos ? On l’découpe en six morceaux. Six. Pas besoin d’plus. T’es du genre à nous faciliter la tâche avec ton gabarit d’fillette alors fais-toi au moins cette faveur : arrête de chialer. » L’humiliation se cale tout contre sa paume s’abattant sur la joue de la concernée, de quelques tapes approbatrices comme elle opine en silence.
La petite l’ignore encore, mais ce qu’elle s’apprête à ramasser annihile toutes les affreuses supputations logeant dans le coin de son cerveau. Elle a beau appréhender la douleur et suffoquer déjà, mouiller ses joues de lait d’autant de larmes et de défaite, c’est qu’elle n’a pas idée de comment son corps suffira de parc d’attraction à eux tous ni de combien l’humiliation tosse fortement jusque dans la chair et de manière répétée sous l’effet du ressac. Des mers et des houles qu’ils vont lui mettre à l’intérieur, de son crâne comme de son sexe, les hommes de The Six appellent ça “
le temps qu’ça prend pour bien les casser”. Broyer leurs corps et leurs esprits sur la vieille rengaine d’un bruit de fond bourdonnant jusqu’à leurs oreilles ; y’a pas moyen, petite, que tu nous réchappes. Et c’est sous les néons blancs et froids que ça s’agite, que tout se négocie. Le trading spéculatif des putes en devenir s’apparente à une logistique bien rodée se calquant sur l’administration à l’ancienne ; que ça coche bien les cases et que ça rentre dans les normes, pourvu que l’on parvienne à les fourrer dans des squats, si toutefois elles demeurent bonnes à fourrer tout court.
Angelo s’est assigné la tâche d’évaluer le produit comme un chargé d’études marketing de chez Apple ; il a testé sans rechigner et sans grande surprise pour autant la marchandise ressemblant de trop aux précédentes. Avec quelques variations sans doute ; plus jeune, plus fraîche et plus fonctionnelle. L’avantage des nouvelles arrivantes c’est qu’elles ont toujours cette verve quelque peu primesautière, ce goût amer de la découverte et cette peur, un peu vorace, bien logée sous les côtes. Cela les rend belles, juteuses et excitantes. Les hommes alentour se sont contentés d’écouter les plaintes et d’observer les possibles capacités de la pauvresse tout en inclinant la tête en signe d’approbation ; de comment elle se cambre - mal - et la douleur qu’elle avale péniblement. L’inclination naturelle qu’elle a, à user de sa résilience afin de répondre à son instinct de survie, c’est comme un paratonnerre. Et Angelo parmi eux, bras croisés sur le torse et le dos appuyé contre le mur, n’a pas cillé son humanité. Ce qu’il voit et ce qu’il entend, il n’a rien contre. Outrager salement les filles, ça fait près de dix piges qu’il s’y adonne et ça a fini par bêcher le compartiment de la normalité dans son cerveau. Angelo, c'est la preuve vivante que Bourdieu n'a pas écrit que des spéculations d'intellectuel gauchiste. Ses débuts pourtant, n’étaient foutrement pas prometteurs ; c’est qu’il avait la gerbe, le p’tit, lorsqu’il les voyait tringler ces filles de manière obsessionnelle et mécanique. Il était pourtant habitué à la violence, l’odeur ferreuse du sang, l’adrénaline, les sales visions imprimées sur la cornée et qui ne partent pas, pas même avec quelques grammes de coke dans le sang. Et c’est pas tant qu’il les aimait, les femmes. Du moins pas celles qui ressemblaient à sa daronne, avec leur beauté froide et leur hypocrisie suintant fort l’égotisme faisandé. Mais fallait voir comment il s’était accroché à la notion familiale de ce gang insidieux. Et ça avait fini par bien s’imprimer dans son cerveau tout en optant pourtant pour la dissociation des deux mondes ; celui des putains, et les autres.