TITRE D'HISTOIRE
Lorcan venait de se laisser tomber devant l’échiquier. En face de lui une chaise vide pour tout adversaire et un plateau de jeu qu’il pouvait débloquer pour le faire tourner. Certains jours -beaucoup de jours- les adversaires manquent. D’une main habituée il vient déplacer un pion. Il avait pensé à ce mouvement toute la journée précédente, comme s’il avait joué une partie importante et de qualité avec un joueur respecté. C’était son petit hobby bizarre, disons.
La femme de ménage passe, ne daigne pas lui dire bonjour et elle fait bien : Lorcan ne porte pas son implant cochléaire à cet instant précis. C’était d’ailleurs rarement le cas chez lui à moins qu’il n’attende de la visite. Et à cette heure matinale c’était assez rare. Il avait pour lui le luxe de pouvoir choisir ses rendez-vous, ses horaires… travaillant depuis chez lui et relativement à son rythme, il ne devait pas rendre de compte à grand monde. Son éditeur essayait parfois d’entrer dans sa bulle mais Lorcan ne le laissait jamais vraiment faire. La seule chose qu’il pouvait lui dicter c’était une deadline finale et pour le reste Lorcan faisait au gré de sa fantaisie, pour peu qu’on puisse affirmer qu’il soit capable de « fantaisie ».
Aujourd’hui, Lorcan vivait de ça. De l’écriture. Il avait d’ailleurs toujours aimé écrire. Un talent que sa mère institutrice avait encouragé. Son père n’avait jamais trouvé ça réellement utile mais parce que Lorcan le voyait comme son héros et tentait de l’imiter dans presque tous les autres aspects de sa vie, disons qu’il avait fait avec.
Auteur de romans noirs -et autres en assimilés-. Il n’équivalait peut-être pas les plus grands noms de la littérature mais on était à une époque où la plupart des gens savaient de quoi on parlait lorsqu’on disait « avoir acheté le dernier Lorcan Kelly ». Quant à ceux qui ignoraient encore, disons qu’ils n’étaient pas le problème de Lorcan…
La fortune était venue avec cette situation, lui permettant de vivre dans une maison, d’y faire installer la climatisation et de s’offrir un peu de personnel pour l’entretenir. Lui vivait de ses écrits, de ses conversations hasardeuses avec quelques intellectuels, des parties d’échecs… Et d’huile de CBD en très forte concentration qu’il glissait parfois dans son thé pour mettre son cerveau sur pause. Pas qu’il soit un homme plus intelligent que la moyenne sur un plan strict. Mais c’était un homme éduqué, très instruit sur de nombreux sujet, entre autres pour ses romans et qui aimait se tenir au courant et discuter de manière intéressante. Cette détente, c’était le plus souvent pour mettre les souvenirs sur pause…
Des souvenirs il en avait plein. De l’Irlande bien sûr, de Belfast en particulier. Ses rues et ruelles avaient connues ses premiers pas, ses premiers gadins… Ses premières bagarres aussi et Lorcan devait bien admettre n’en avoir pas remporté beaucoup à l’époque. Une enfance très banale en réalité… Si ce n’était qu’à l’époque il s’appelait encore Ciaran Walsh et que son père faisait partie de ce qu’eux voyaient comme une résistance à l’ingérence Britannique en Irlande… Et que ceux-là appelaient « terroriste ».
C’est comme ça que son père avait un jour finit en prison. Il y était d’ailleurs mort quelques années plus tard d’un cancer généralisé qui ne lui avait laissé aucune chance. Sa mère avait été harcelée même après sa mort par la police et la justice britannique, comme s’ils avaient voulu qu’elle aussi ne meurt. Ils l’avaient tant épuisé que Lorcan est convaincu encore aujourd’hui qu’ils y étaient finalement parvenus, usant son cœur jusqu’à ce qu’il ne s’arrête…
Lui-même avait rejoint les rangs de la résistance. Au début, alors que la majorité frappait à sa porte mais n’était pas encore tout à fait là, il avait des rôles absurdes et ennuyeux. Avec le temps, il avait pris un peu plus de place. Jamais des rôles très physiques, d’accord… Mais il avait toujours possédé ce style « littéraire » acquis dans l’enfance. Un bon bagout, un charme avec ce qu’il faut de charisme… Et il était aidé par un physique un peu atypique pourvu de la mâchoire très carrée de certains hommes et des traits plus doux, de cils féminins. Une ambiguïté physique qu’il avait détesté tout jeune mais qui avait finit par lui servir.
Isla, la femme qu’il avait épousée, il l’avait rencontré via l’IRA d’ailleurs. La fille d’un autre membre de leur cellule. Plus de 20 ans plus tard, Lorcan ne saurait plus tout à fait dire s’ils s’aimaient d’un réel amour ou d’une passion commune pour la cause. Leurs conversations tournaient souvent autours de ces sujets, de leurs frustrations communes, de leurs idéaux pour le pays. S’étaient-ils jamais aimés pour autre chose que pour leurs études ?
Une photo d’Isla traîne encore dans cette bibliothèque. Elle est discrète, dans un petit cadre rond près de la fenêtre, emmêlée dans les rideaux. A 22 ans elle était décédée de l’ambition qu’il jugeait aujourd’hui ridicule de mener sa grossesse à terme chez eux, assisté d’une sage-femme dont ils ne connaissaient pas grand-chose. Une hémorragie imprévue, de celle qu’on rattrape déjà difficilement dans une maternité avait mis un terme à leur rêve de devenir une famille. Riley était né. Et Isla était morte.
Lorcan se relève, bousculant un peu la table d’échec. Il perçoit enfin la présence de la femme de ménage qui se dépêche de disparaître. D’un mini-bar il tire une bouteille de whisky, quelque chose bien de chez lui qui coûtait un rein à l’importation mais qui faisait partit de ses rares caprices. Il s’en sert une dose, sans doute un peu trop grande… Puis il attrape des pierres dans le compartiment réfrigéré pour les laisser tomber dans le verre, lequel finit rapidement à ses lèvres pour qu’il en cale une bonne gorgée brûlante qu’il sent passer de sa langue jusqu’à son gosier.
Il n’aimait pas évoquer Riley. Non en fait il adorait parler de lui. Pourtant les seules photos de lui dans cette maison étaient dans sa poche, dans son portefeuille… Et dans un carton de la penderie. Croiser son regard, même sur papier glacé, lui était toujours incroyablement difficile… Ce fils qu’il avait élevé seul, sa fierté… Lorcan revient prendre une gorgée de son verre. En fait, il boit cul sec ce qui reste. Une véritable offense au prix et au cru de ce whisky mais il avait cru pouvoir éteindre l’incendie de la culpabilité, comme un homme qui oubli que l’alcool ne sert généralement qu’à l’attiser. Mais il anesthésie un peu la douleur… Et le verre est abandonné sur le mini-bar. Lorcan revient se poser devant l’échiquier. Il voudrait oublier ce soir de février en 1993.
Toujours très impliqué dans les affaires de l’IRA bien que la situation politique du pays leur mettait une grande pression, Lorcan avait accepté comme il le faisait souvent de faire passer de la contrebande, essentiellement des armes et des explosifs, entre les deux Irlande.
Est-ce que c’était la fatigue qui l’avait poussé à moins sécuriser les sacs que d’ordinaire ? Est-ce qu’il était débordé ? Est-ce qu’il avait cru les avoir assez mis à l’abri ?
Lorcan serait incapable de dire, aujourd’hui encore, comment il a pré-sentit la chose. Comment il a su instinctivement à ce moment là qu’il devait quitter le salon pour aller à sa chambre… Pour y trouver un enfant trop curieux fouillant dans ces sacs mystérieux qu’il avait vu arriver plus tôt dans la soirée.
D’un geste rageur, Lorcan vient renverser toutes les pièces de l’échiquier.
C’était sa faute… Il ne pouvait blâmer personne d’autre, quand bien même il le désirait si fort depuis 17 ans.
Riley avait sorti un explosif qu’il faut manier avec une grande précaution. Sa voix d’ange innocent avait juste eu le temps de lui demander « c’est quoi ça papa ? » … Et ensuite… Lorcan lui-même ne s’en souvient pas… Jusqu’à ce qu’il se réveil dans un hôpital de Belfast, menotté à son lit, sous perfusion, bandé de partout, sourd. Et père d’un enfant mort.
Aucun châtiment policier ne pouvait effrayer l’homme détruit de l’intérieur comme de l’extérieur qu’il était à cette époque. Et pour l’étouffer il n’y avait eu que la froideur…
Il était devenu cette coquille un peu cynique et froide. Avait profité des derniers sursauts de son organisation et d’une liberté surveillée pour faire changer ses papiers par un homme hautement compétent. Il s’était mis à utiliser son second prénom et le nom de jeune fille de sa mère ce qui créait un vice juridique invisible aux yeux des autorités : les documents étaient légaux… Mais qui aurait cherché Ciaran Walsh sous cette identité ?
Plusieurs années cachés en Irlande puis en France et finalement en Allemagne, Lorcan s’était reconstruit. Du moins les fondations de ce qu’il était. Pour cacher son chagrin, ses idées noires et tortueuse il avait commencé à écrire. Lorcan Kelly avait alors commencé à exister pour de vrai et quelques années encore plus tard, complètement oublié ou presque -puisqu’il existe toujours un mandat d’arrêt à son nom chez Interpol pour terrorisme et même pour la mort de son fils-, ayant obtenu un peu de succès, Lorcan avait immigré aux Etats-Unis.
La suite de sa vie était d’une étonnante banalité en considération du reste…
Depuis 4 ans maintenant il était l’heureux propriétaire d’un implant cochléaire et d’une plaque dans sa tête pour lui redonner un peu de cette ouïe qu’il avait perdu.
Mais son fils, la seule chose qu’il aurait aimé retrouver et pour laquelle il aurait tout donné, resterait ce graal disparu à tout jamais…
A Riley, qui aurait fêté son 24ème anniversaire cette année…