Même la mémoire incroyable de Gabriel a ses limites. C’est ce qui fait qu’il a oublié sa naissance comme à peu près tout le monde. Peut être que c’était juste son cerveau qui n’était pas encore tout à fait bien formé. Et pourtant, lorsqu’il se concentre, les yeux posés sur son plafond et étendu dans son lit, il lui semble avoir des flashs. Des couleurs… Une vieille banquette arrière qui s’imbibe de liquide amniotique puis de sang… Les cris d’une femme… S’il avait pu comprendre il l’aurait entendu jurer sa mère de manière fleurie et faire promettre à une consœur de trottoir de « ne rien dire à personne ». Les odeurs… Du sang, de la cigarette, de la sueur…

Les yeux de Gabriel se referment comme pour mettre un terme au film. Ça marche plutôt bien. Au final il ne saura jamais vraiment qui est sa mère. Ce n’est pas l’instinct filial qui le pousse parfois à y songer. C’est un besoin d’enracinement. Savoir d’où il vient, pourquoi. Dans les bourses de qui tout a commencé pourquoi pas ?

Louis disait souvent que vu le quartier où on l’avait pêché, il devait être le fils d’une prostituée. Gabriel avait essayé de se l’imaginer. Est-ce qu’elle était jeune ? Vieille ? Désespérée ? Oui ça elle l’avait probablement été. Louis mettait toujours court à ses pensées avec des blagues de merde qui l’agaçait assez pour qu’il cesser de songer à elle. La dernière en date, deux jours avant sa mort, ça avait été un truc aussi fin et élégant que « compte toi chanceux, elle aurait pu te recracher par la bouche plutôt que par le vagin. ». Tout en finesse ouais.

Du coup il avait fini dans une poubelle. Comme disait Louis « au moins t’as pas fini dans DEUX poubelles ». Bon sang… reparler de lui sans qu’il soit là, c’était comme parler d’un gros connard. Et en vrai, c’était peut-être ce qu’il avait été hein…

Personne ne savait qui exactement l’avait sorti des ordures, encore couvert de placenta et de sang. Mais ce quelqu’un l’avait enveloppé dans un foulard avant de le déposer devant un orphelinat de fortune. Trop d’enfants, pas assez d’argent… Gabriel avait de mauvais souvenirs de cet endroit mais il savait aussi qu’il n’était pas aidé. L’Orphelinat des Cœurs Joyeux. C’était vraiment un drôle de nom… Et lui l’avait rebaptisé pour lui-même « Le purgatoire des enfants abandonnés ». Personne, aucun enfant ne sortait des Cœurs Joyeux main dans la main avec de nouvelles familles aimantes. Au mieux lorsqu’ils étaient en âge on les recrutait pour leurs « petites mains » au moment de confectionner quelques sachets de drogue. D’autres disparaissaient et ceux qui restaient se racontaient des histoires terribles à la lueur d’une bougie ou d’une lampe torche.

Planqués sous les lits, ils faisaient leurs propres contes de fée, comme à l’époque de ceux qui les écrivaient en d’autres siècles. Des histoires où les monstres gagnent souvent. Ou bien où les héros gagnent au prix de pertes inestimables. Ça vous apprend à affronter la vie à ce qu’il paraît… A ne pas avoir peur des « vrais » monstres. Ceux qui vous font du mal pour de mauvaises raisons. Enfin… Pas comme s’il y avait vraiment de bonnes raisons.

C’était eux qui lui avaient donné le prénom de Gabriel. C’était le saint du jour ou un truc comme ça. D’autres garçons et même quelques filles avaient eu moins de chance que lui, il ne se plaignait pas.

Vers l’adolescence, les jeunes avaient tendance à disparaître à nouveau. Par eux-mêmes cette fois et ce qui rendait si sûr ceux qui restaient, c’est que la « coutume » aux Cœurs Joyeux voulait qu’on distribue en douce ses affaires entre ceux qui restent avant de partir. Les gangs avaient la plupart d’entre eux. Surtout les garçons. Les filles… Gabriel ne savait pas vraiment où allaient les filles qui disparaissaient. Parfois il songeait à sa mère et il se demandait si elle avait dormi dans un de ces lits avant d’aller tapiner… Bref…

Gabriel aurait sûrement pu finir comme les autres garçons. Il serait allé servir de petites mains, de chair à canon, de revendeur de coin de rue. Peut-être qu’il aurait touché à la marchandise et qu’il serait mort de manière précoce. Peut-être qu’il aurait fait fortune ? En tout cas Louis lui était tombé dessus avant ça. Une rencontre au hasard d’un quartier de Los Angeles… Ce type qui larguait son sac juste avant de se faire arrêter par les flics… Et lui avait ramassé le sac, caché dans un coin. Ne voulant pas de problème il le lui avait aussi ramené lorsqu’il l’avait revu dans le coin quelques jours plus tard. Et ça avait ajouté une nouvelle étoile sur le chemin de sa destinée.

Louis. Il devait avoir 10 ans de plus que lui, peut être 13, grand maximum. Mais lorsque Gabriel le lui demandait, il répondait toujours une bêtise. Un chiffre impossible ou un autre plus probable. S’il lui avait un jour donné le vrai bon chiffre, Gabriel n’en savait rien.

Il l’avait accueilli chez lui lorsqu’à 16 ans on l’avait mis dehors de l’orphelinat avec un ticket de bus pour nul pas et cinq dollars qui auraient probablement dû être dix au départ, avant que le geôlier des Cœurs Joyeux ne prenne sa « taxe personnelle ». Louis lui avait appris des tas de trucs inutiles. Il lui avait aussi prodigué de bons conseils, lui permettant d’éviter les gangs. Pourtant lui il en faisait partie… Mais c’était un sujet tabou. D’après Louis, parler de ça aurait pu l’encourager à faire comme lui. Et Louis avait d’autres projets pour lui. Il voulait lui permettre de quitter Los Angeles, d’aller voir ailleurs, peu importe où, comment était la vie. C’était un rêve qui lui était resté. Et ce n’était même pas la sien même s’il l’avait embrassé bien volontiers.

Et puis ce coup du sort, à moins que ce ne soit un coup de feu. Gabriel avait su avant même de voir. Il avait couru plus vite qu’il n’avait jamais couru et puis il avait retrouvé Louis étendu sur le trottoir, victime d’une ombre que la police n’arrêterait jamais parce que c’était si facile de se contenter de les laisser s’entre-tuer, n’est-ce pas ?

Il n’y avait pas eu plus grande blessure dans sa vie. Aucun coup, aucun fouet, aucun estomac contracté par la faim… Aucune de ces douleurs n’était comparable à celle de son cœur brisé. Et aujourd’hui encore, Gabriel réalise qu’il a tellement fonctionné sous autopilote qu’il ne sait pas comment il a réussi à sortir la tête de l’eau.

Mais il suivait la ligne tracé par Louis. Pas de gang. Vivre sans se faire trop remarquer. Economiser. Et un jour partir loin.