GOOD NIGHT SONG
Olena n’avait que 16 ans lorsqu’elle s’est enfuie de chez elle. Enfin… « Chez elle » n’est pas tout à fait le terme que l’adolescente aurait employé pour décrire l’enfer qu’elle venait de quitter. Un quart d’heure plus tôt, elle avait appris que celui qu’elle avait toujours considéré comme son père n’était pas son réel géniteur, qu’il n’était qu’un homme éperdument amoureux d’une femme déjà enceinte à leur rencontre et qu’il avait décidé d’adopter l’enfant à naître et de le chérir comme sien. Un homme honorable, à son avis, mais qui avait presque été renié par son propre père lorsque celui-ci avait appris que la femme en question était d’origine juive, en plus de porter un enfant qui n’était pas de son sang. Une honte, avait-il dit à son fils. Voyant cependant que le couple n’avait aucune intention de se séparer, Grigor ordonna à la jeune femme de changer son prénom pour un d’origine russe et qu’elle et son fils se marient sur-le-champ. C’est ainsi que Tzofia Kertesz devint la femme de Yegor Grigorievich et se fit appeler Ekatarina. Elle donna alors naissance à une petite fille qu’on nomma Olena.
Quatre ans après la naissance de la rouquine, son père trouva la mort dans des circonstances qu’on garda secrètes. Ekatarina et Olena furent prises en charge par Grigor, à qui cela ne plaisait pas plus qu’à la jeune veuve. Cette dernière avait entendu parler des activités clandestines de son beau-père, et avait fait jurer Yegor de ne pas s’en mêler. Sans en avoir la confirmation, mais loin d’avoir des doutes à ce sujet, Ekatarina comprit qu’il valait mieux ne rien dire à ce sujet car sa situation était précaire : malgré que son époux avait fait jurer à son père de s’occuper de sa femme et de leur fille s’il lui arrivait quoi que ce soit, elle voyait bien que Grigor prendrait la première excuse pour se débarrasser d’elles. Ainsi, elle prit la décision de garder la tête basse et de ne jamais parler sans permission. Même le jour où on lui annonça leur départ pour les États-Unis.
En sol américain, Olena Yegorovna devint Olena Stefanovic afin d’éviter les suspicions au son d’un nom russe, la Guerre froide ayant créé beaucoup d’antagonisme envers les immigrants venant de Russie. On s’installa à Los Angeles, laissant Ekatarina et sa fille dans l’incompréhension quant à leur déménagement soudain. Olena, du haut de ses neuf ans, s’acclimata plutôt bien à son nouvel environnement et apprit l’anglais en moins de deux, contrairement à sa mère qui ne s’y habitua jamais. La vie reprit son cours malgré les changements, même qu’Olena pris rapidement ses aises et commença à jouer des tours à son grand-père, lui volant parfois ses lunettes, son portefeuille, ses clés sans qu’il ne s’en rende compte. Parfois, ça le faisait rire, mais la plupart du temps, il se mettait en colère noire, ce qui terrorisait la jeune fille. Cela ne l’empêcha pas, pourtant, de recommencer à le dérober de ses objets personnels puis, éventuellement, quelques billets ici et là, sans jamais qu’il ne s’en rende compte. Sournoise, Olena était plus subtile et agile qu’un chat.
À l’âge de treize ans, l’adolescente fut ravagée par la plus terrible nouvelle : sa mère avait été victime d’un accident de voiture et avait succombé à ses blessures. Olena n’y croyait pas, mais vu la dureté et le sérieux dans le visage de son grand-père, elle n’eut pas de choix que d’accepter cette fatalité. Grandir sans père était une chose, mais l’absence de sa mère lui était invivable. Elle commença à sortir tard avec ses amis, à fumer et à boire en cachette, tandis que son grand-père ne cherchait même pas à savoir où elle se trouvait. Vu ses talents de pickpocket, c’est souvent elle qui ramenait l’alcool et les cigarettes du bodega du coin. Cela lui donna toute qu’une réputation à l’école et sa témérité la rendit irrésistible auprès des jeunes hommes. Olena n’avait cependant d’yeux que pour un seul, et elle ne le laissait pas indifférent non plus. Leur histoire fut cependant bien courte, une question de semaines. Le temps pour Olena de tomber enceinte et de le découvrir, un mois plus tard. Paniquée, sans mère pour se confier, elle n’eut d’autre choix que d’avouer la nouvelle à son grand-père. Sa réaction ne l’étonna pas le moins du monde, mais ce qu’il lui avoua à son tour brisa quelque chose en elle : le vérité concernant son père, les circonstances de sa mort et ce qu’il lui avait fait promettre, puis la confirmation que leur départ de Serbie était parce que son grand-père faisait partie d’un gang appelé le Tigrovi Klan. Il n’aurait peut-être pas dû dévoiler ce nom à la jeune fille, mais que pouvait-elle faire contre lui, de toute manière. Concernant l’enfant qui grandissait en elle, Grigor était catégorique : elle se ferait avorter, contre son gré s’il le fallait. Apeurée et complètement bouleversée, Olena prit la fuite et ne regarda pas en arrière.
* * *
Shiri se leva du canapé et enfila un caftan de soie qu’elle noua en marchant vers la porte d’entrée de son appartement. Qui pouvait bien sonner chez elle à une heure pareille? Endormie devant la télé, elle n’avait pas vu le temps passer et avait été bien étonnée de lire 22 h sur son téléphone avant de se diriger vers la porte. À travers le judas, elle vit une inconnue, en apparence pas plus vieille que 25 ans, qui attendait en se mordillant la lèvre inférieure. Ce détail amusa Shiri, qui avait ce même tic lorsqu’elle était nerveuse. Elle ouvrit la porte après avoir pris soin d’attacher la chaîne de sécurité, juste au cas où.
― Je peux t’aider? lui avait-elle demandé en guise d’introduction.
― Shiri Curtis? dit la jeune femme en l’observant attentivement.
― Euh… Qui la demande? répondit la rousse, toujours sur ses gardes.
― Je m’appelle Holly et je… Je crois que vous êtes ma mère biologique.
Silence. Shiri regarda celle qui se trouvait devant elle, plissa les yeux et analysa ses traits un à un. Pendant ce temps, la jeune femme s’empara de son sac à main et commença à fouiller l’intérieur, visiblement à la recherche de quelque chose. Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait et le tendit à Shiri, qui dut s’accrocher au cadre de porte pour s’empêcher de vaciller. Dans sa main se trouvait un petit bracelet multicolore orné de billes blanches lettrés. On pouvait y lire un mot, ou un nom, en cinq lettres : L-I-L-A-H. Lilah. C’était le nom que Shiri avait donné à sa fille, presque 25 ans plus tôt, avant qu'on la lui retire.
* * *
La vie de Shiri était basée entièrement sur un mensonge et n’avait été qu’une accumulation depuis toujours. Son identité, son gagne-pain, son cercle social, tout était du faux. Elle n’en pouvait plus. Il était hors de question qu’elle continue ce pattern avec sa fille, Lilah ― enfin, Holly ― qui était là pour avoir des réponses. Pour comprendre pourquoi on l’avait placée en adoption, pourquoi on n’avait pas voulu d’elle. À cette question, Shiri s’était mise à pleurer. Pas de façon hystérique ou incontrôlable. Non. Elle s’était mise à pleurer en silence, incapable de parler ou d’émettre quelque son qui soit. Ses yeux étaient posés sur le visage de sa fille, son beau minois qui lui rappelait la douceur de sa propre mère. Et puis elle se mit à tout lui raconter, de sa fugue au refuge, de son changement d’identité à sa tentative de subvenir aux besoins de son nourrisson, qu’on lui enleva pour négligence quelques mois après sa naissance. Sa rencontre avec Marcus, un voleur de voitures de luxe qui la prit son aile et qui la présenta à ses contacts, impressionné par ses talents qui pourraient être bénéfique pour des clients particuliers. Sa mise en relation avec le Lux Network et son ascension dans le milieu du vol d’objets convoités, une carrière qu’elle dissimulait sous un personnage créé de toute pièce, soit celui d’une héritière qui passait ses journées à dépenser l’argent de son défunt époux, ou de son père, l’histoire avait évoluée avec le temps et la pratique.
L’arrivée impromptue de Lil―Holly dans sa vie remettait cependant tout en question. Depuis quelques années, Shiri sentait le besoin de renouer avec ses origines, celles de sa mère, et d’explorer les traditions juives et leur histoire. De temps à autre, elle passait devant une synagogue et s’arrêtait, soudainement, avec la ferme intention d’y entrer. Puis elle se ressaisisait, consciente qu’elle n'avait rien à faire là, à son avis. Mais une petite voix en elle l’appelait, et la poussait à croire que sa fille n’était pas débarquée dans sa vie pour qu’elle réponde à ses questions. Holly était aussi présente pour répondre aux siennes.