De mon enfance il me reste l'odeur de beurre et de cannelle des coyotas préparés par maman ainsi que le parfum métallique de la toupie rouge qui traînait sur le bureau de mon jumeau.
Nous étions nés à deux, nous faisions tout ensemble, par nature. Nos jeux ne trouvaient de sens qu'avec l'écho du frère. Quand nous sommes arrivés au monde ma mère n'était pas surprise, il y avait des antécédents. Mes parents ont alors estimé que nous serions leurs seuls enfants. Ils étaient convaincus que ce serait suffisant et puis, s'ils avaient un coeur immense ils n'avaient pas nécessairement les moyens d'accueillir une fratrie plus grande.
Maman était assistante maternelle - toujours entourée des gosses du quartier qu'elle nourrissait de spécialités mexicaines - et mon père, premier né américain de sa famille, avait rejoint non sans fierté les rangs de la police. Il était heureux d'oeuvrer pour le pays d'adoption de ses parents et de son épouse, il avait même placé un drapeau étoilé dans notre salon.
Alexis était mon double. Le prolongement de moi-même. Physiquement des copies quasi conformes, nous avions aussi beaucoup de points communs. Il était difficile de nous différencier mais non, nous n'en avons pas abusé.
Il suffit d'une fois.

Du parcours scolaire j'ai encore en mémoire la fragrance magnétique des maîtresses d'école puis ces essences obsessionnelles des jolies filles devenues femme, de mes premiers amours.
J'ai un très bon souvenir de mes années d'école. Il y avait une large communauté mexicaine en ville. Nous avons évolué entre deux cultures, deux langues.
Puis vinrent les études dites supérieures, il m'a vite fallu accepter que je ne serai pas créateur de parfum. Je m'étais mis cette idée en tête par obsession pour les odeurs mais le regret à été de courte durée : je ne voulais pas forcément baigner dans les effluves souvent trop puissantes des parfumeries. Ni même confectionner de nouvelles émanations. Je voulais juste mettre à profit mon sens si développé et continuer de découvrir ce monde infini d'arômes. Plutôt habile en sciences j'ai poussé mon cursus en ce sens et j'ai ensuite bossé quelques années en laboratoire d'analyses médicales. Ensuite j'ai été débauché par la pharmaceutique, mon nez faisant déjà parler de lui.
C'est là que j'ai rencontré Johanna.

En fermant les yeux sur cette époque, je retrouve l'odeur ferreuse du deuil, les vagues nauséabondes de putréfaction et de froid.
J'avais vingt-quatre ans quand l'alchimie avec Alexis nous a coûté si cher. Il n'avait pas mes facultés olfactives mais bien ma tête, mon nom, ma date de naissance et même mon adresse puisque nous étions colocataires. Il avait choisi une réorientation dans la police. Influencé par le paternel, il ambitionnait une carrière d'officier et préparait les concours quand il a été pris pour cible. Quand il a accepté d'être moi, pour affronter l'ex petit-ami de Johanna qui avait l'intention d'en découdre. Ils avaient rendez-vous pour "discuter". L'un était naturellement nerveux, l'autre agressif. Mon frère a été mortellement blessé. J'en tremble dès que j'y pense. 
Le sang, les pleurs, la détresse de mes parents, le précipice sous mes pieds.
Johanna était enceinte. Moi je ne pouvais plus dormir, je passais les nuits à errer des sans but, totalement déboussolé, lâché dans un monde inodore, comme perdu dans une réalité fictive et sans intérêt.

Puis il y a les effluves lactées, les émanations prenantes de la peau lisse et innocente d'un bébé. Mina est née, belle, capricieuse, dépendante. Aussi accro à ses parents que moi aux médicaments, j'ai essayé d'être le père que Alexis ne serait jamais. Il était plus fort, plus serein, plus confiant. Il aurait été un oncle parfait, son ange gardien. Je comptais sur lui pour tant de choses, je n'avais même plus le courage de faire semblant.
Johanna a souffert de ma dépression. Elle a tenu quatre ans, puis s'est tirée avec un collègue. Collègue avec lequel je travaille encore, imaginez. Je garde en souvenir olfactif cette forte odeur de terre mouillée un matin de pluie, le tabac qui tapissaient mes journées, les larmes salées.
Mais Mina a sans doute été ma bouée. 
Elle a aujourd'hui dix-huit ans. Elle vit chez sa mère et on ne peut pas dire que notre entente soit au beau fixe.

Il faut dire que je ne tiens pas la route. Constamment épuisé par ces insomnies interminables, je continue de prendre les médicaments par poignée pour espérer dormir. Depuis quelques mois, je ressens les effets indésirables, notamment des pertes de mémoire. Partagé entre le besoin de sommeil et la crainte de voir mes souvenirs s'effacer, je cherche le bon dosage s'il existe, l'équilibre dans le chahut risible qu'est mon existence. 

Par dessus ce joyeux bordel, il y a la réalité professionnelle. Des bouffées d'hypocrisie acides et conventionnelles. Ça sent le papier chaud qui sort de l'imprimante et l'eau de toilette trop sucrée de la secrétaire.
Heureusement je parviens à me sentir utile du moins serviable lorsque je suis appelé dans le cadre d'une enquête. Expert près le Tribunal judiciaire, je sers les intérêts de la loi quand mes compétences peuvent valider ou faire tomber certains éléments de preuve.

Il y  a quelques semaines, j'ai abusé de ma position. Les analyses ne permettaient pas de rattacher aux suspects tous les chefs d'accusation. Mon flair a ses limites. Les odeurs se dissipent et évoluent. Comme j'avais accès au bon ordinateur, à la bonne session, je suis entré dans les résultats et j'ai modifié quelques données pour rendre le rapport de la police scientifique crédible avant qu'il soit présenté au magistrat. Le type a été lourdement condamné, ma conscience soulagée. Mais ce fut de courte durée. Le père Fisher - officier de police judiciaire bourru qui aime faire appel à mon nez et grâce auquel (ou à cause duquel) j'ai mes entrées commissariat - m'est tombé dessus avec sa clique d'agents douteux. Il m'a mis un sacré coup de pression. Aujourd'hui je regrette presque de ne plus pouvoir me contenter d'un rythme de vie classique et monotone. Je risque de perdre mon statut d'expert et même mon job, et je n'évoque pas les peines encourues... 
Je ne sais même pas ce qu'ils attendent de moi.