SUNSHINE.
Elle n’avait jamais envisagé de bouger, Lene. Même dans les moments les plus durs ou les plus étranges. Elle avait toujours pensé finir sa vie au même endroit, Detroit comme seul et dernier horizon. Elle n’était allée en Europe que quelques fois, voir une famille avec laquelle elle avait l’habitude de communiquer seulement par messages ou appels vidéos pour les grandes occasions. Dans le Michigan, elle avait mené une vie tranquille, elle avait rarement été triste.
Jusqu’à ce que son frère se fasse la malle. Elle avait vécu le départ du cadet comme une atroce déchirure. Tout le monde avait eu peur, avait pleuré et crié. Et le tumulte était retombé lorsque tous avaient compris qu’il ne reviendrait pas, qu’il était parti se construire une nouvelle vie loin de sa famille et de ses amis, sans laisser le moindre indice pour le retrouver. Elle n’était pas encore adulte, Lene, quand Fifi s’était tiré et elle avait craché sa douleur d’adolescente au visage de tout son entourage. Et comme tous les autres, elle s’était calmée, s’accrochant comme une gosse à son frère aîné, faisant de Riri le centre de son monde. La vie avait repris et Lene avait rarement été à nouveau pleinement heureuse.
Jusqu’à ce que, fébrile, elle consulte les résultats de ses examens. Infirmière fraîchement diplômée, elle était contente de pouvoir consacrer son temps à aider les autres. C’était le hasard qui l’avait conduite vers les services de gériatrie, pourtant c’était là qu’elle s’épanouissait le mieux et qu’elle se voyait faire carrière. Une espèce d’évidence, une fascination pour ce que les plus âgés avaient à raconter. Un boulot qui remplissait bien ses journées et pour lequel elle n’a jamais hésité à s’investir davantage. Elle n’a jamais compté ses heures, se dévouant régulièrement pour prolonger son service ou remplacer ses collègues. Lene n’avait jamais vraiment connu l’ennui.
Jusqu’à ce que les amourettes n’aient plus de sens à ses yeux. Finies les histoires de jeune fille, Lene voulait se construire une vie de famille. Elle ne cherchait pas pour autant le prince charmant, elle savait ce qu’elle voulait. Et quand l’amour s’est présenté, elle s’y est accrochée. Il n’avait pas grand-chose du prince charmant, Tommy, avec son allure désinvolte, son style approximatif et ses joints au bord des lèvres. Mais il avait ce petit quelque chose qui lui faisait penser qu’elle venait de rencontrer le père de ses enfants. Elle pensait qu’elle filerait avec lui le parfait amour jusqu’à la fin de ses jours. Elle n’avait jamais remis toute sa vie en question, Lene.
Jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. Si cette grossesse s’annonçait belle, elle s’était cependant terminée dans les cris et les larmes. Impuissante, Lene avait regardé l’angoisse de Tommy grandir. Elle avait accepté de connaître son passé et de l’accepter, de continuer à vivre avec lui malgré le crime commis. Il était différent de son père, Tommy. Ce qu’elle n’avait pas vu venir en revanche, c’était la trahison. La tromperie qu’elle avait pardonnée parce que Wren n’allait pas tarder à montrer le bout de son nez. Parce que devenir une famille était plus important qu’une erreur dans un moment de doute. Mais son compagnon l’avait revue, l’autre femme. Et, à quelques semaines de tenir son fils dans ses bras, Lene avait mis Tommy à la porte. Homme infidèle, père indigne, partenaire bancal, ça lui avait tordu le ventre, mais Lene avait choisi son bonheur et celui de son fils. Elle n’avait jamais connu autant d’amour.
Jusqu’à Wren. Elle découvrait un nouveau sens à l’existence, comme si avant d’être mère rien n’avait eu d’important et que la vie commençait tout juste à valoir la peine d’être vécue. Elle s’était parfois sentie seule, à devoir jongler entre un boulot prenant, des heures supplémentaires afin d’économiser pour les futures études du bébé, une famille toujours présente et un ex désastreux qui se rappelait tout juste des jours où il devait voir son fils. Mais le sourire de Wren effaçait tous les problèmes. Le temps avait arrangé les choses, les tensions s’étaient apaisées et chacun s’était habitué à son nouveau rôle et à son nouveau rythme de vie. Wren, Lene et Tommy formaient enfin une vraie famille, bancale, mais tout de même fonctionnelle. Lene n’avait jamais envisagé de quitter Detroit.
Jusqu’il y a quelques mois. L’appel de cette vieille connaissance était inattendu.
« Lene t’as eu des nouvelles de ton frère récemment ? » Autour de la table familiale, elle avait regardé son aîné d’un air sceptique avant que la jeune femme à l’autre bout du fil précise sa question. C’était de Fifi qu’elle parlait en prenant le plus de pincettes possibles.
« Non parce que tu vois, j’étais en vacances à L.A. et je pense l’avoir aperçu à l’angle d’une rue. » Elle était toute tremblante Lene, bafouillant que c’était impossible, que personne n’avait entendu parler de lui depuis des années.
« En fait, Lene… je suis certaine que c’était ton frère. » Lene n’avait pas de vraie raison de la croire. Et pourtant, elle nourrissait l’espoir de retrouver Fifi et de le ramener vers les siens. Elle n’avait jamais pensé qu’elle vivrait à l’autre bout des États-Unis, la voilà pourtant à Los Angeles, plus déterminée que jamais.